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Le 22 octobre, les vacances de la Toussaint arrivèrent enfin. Anna était éreintée. La tension nerveuse accumulée depuis la rentrée l’avait laissée sans forces. Elle passa deux journées entières à traîner dans son studio en pyjama, se laissant aller à une douce hébétude, après d’interminables grasses matinées… Ce n’était pas désagréable, mais cette apathie ne faisait que renforcer sa morosité. Elle traversait une période de solitude, affective autant que sexuelle, sans toutefois trop en souffrir. Elle était d’humeur volontiers cyclothymique et s’y était accoutumée. Pour tenir le choc depuis la rentrée de septembre, elle avait dû mobiliser toutes ses ressources afin de ne pas céder au découragement. L’idée d’avoir à endurer un tel quotidien pour des années et des années, voire toute une carrière, la plongeait dans la perplexité. Certes, après avoir acquis les points nécessaires au barème, elle pourrait briguer un poste mieux protégé que celui de Pierre-de-Ronsard, ce que l’administration rectorale ne manquait pas de faire valoir à la piétaille qu’elle expédiait en ZEP sans la moindre expérience du métier…
Il n’en restait pas moins que sa vie professionnelle se résumerait à tenter d’inculquer quelques rudiments de grammaire, d’orthographe ou de syntaxe à des « apprenants » qui, pour la plupart, ne comprenaient strictement rien à la portée de l’enjeu et n’adhéraient donc pas au projet. Il fallait se convaincre que tout cela avait un sens. Pour dix Moussa, il restait toujours un Lakdar. La fenêtre de tir était exiguë, mais existait bel et bien.
Au fil de longues promenades dans Paris, elle se persuada que la déprime sournoise qui la guettait n’était qu’un rite de passage, un mauvais virage à négocier, rien d’autre que l’entrée dans l’âge adulte, la fuite hors du cocon familial, la confrontation avec l’adversité. Il n’y avait rien à regretter. Inutile de regarder en arrière, de se laisser aller à la nostalgie. Les cours à la Sorbonne, les glaces à l’italienne place Saint-Michel, les balades nonchalantes le long des quais de la Seine jusqu’à la pointe de l’île Saint-Louis, c’était fini. Cela s’appelait le passé, un mot en apparence anodin, dont elle allait devoir apprendre à savourer toute l’amertume.
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Le 27, son père l’invita à visiter l’expo Mélancolie, génie et folie en Occident, aux Galeries nationales du Grand Palais. Ils déambulèrent dans les salles, devant le Saint Jean endormi de Martin Hoffmann, L’Ange du foyer de Max Ernst, le Portrait du docteur Gachet de Van Gogh, Le Malade d’amour de George Grosz ou le Cinéma à New York d’Edward Hopper. Autant de rappels du mal étrange et pernicieux. Anna fut grandement impressionnée par une sculpture de Ron Mueck, Big Man, une troublante composition hyperréaliste en résine de polyester. Un colosse nu, chauve et bedonnant de deux mètres de haut, recroquevillé dans un coin de mur, la tête appuyée contre sa main gauche, l’avant-bras droit replié comme pour protéger sa poitrine, le regard d’une noirceur intense, que venait souligner la moue profondément désabusée qui figeait son visage. Effrayant de prime abord, mais à force de scruter ses traits, on ne pouvait s’empêcher de ressentir une profonde empathie à son égard. La souffrance qu’il exprimait était si intense, si communicative, qu’Anna sentit sa gorge se nouer. Elle tourna les talons.
En quittant le Grand Palais, Simon Doblinsky entraîna sa fille en bas des Champs-Élysées, vers la Concorde. Ils marchèrent côte à côte, tout d’abord silencieux, puis Simon se risqua à poser quelques questions sur ses premières semaines de collège. La prestation d’Anna, tout en dérision, lors de la dernière visite de l’oncle Hershel, ne l’avait pas convaincu. Une chose était de singer les collègues, de saisir leurs travers, d’imiter leurs petites manies, c’en était une autre de faire front devant des élèves aussi incultes que déchaînés. Rien à voir avec les joyeux chahuts de potaches qu’il avait lui-même connus lors de sa jeunesse… À se montrer cruel, voire sadique, vis-à-vis de tel ou tel prof, on n’en perdait pas moins les repères essentiels, la culture si précieuse que dispensait l’institution, le code des valeurs avec lequel il était autorisé de louvoyer, mais que le plus ardent des déconneurs n’aurait jamais remis en cause sur le fond. Dans les fastueuses années 70, nombre de ses amis ne s’étaient pas privés de crier haro sur la « culture bourgeoise », mais tous sortaient de Normale sup’. Posture arrogante, simple privilège de nantis.
Anna répondit aux questions de son père avec sincérité. Oui, c’était dur, très dur même. La violence qui régnait au collège, dans la cour de récré comme dans les couloirs, les incidents à répétition en classe, les bagarres incessantes, le niveau effarant des élèves après tant d’années de scolarité, les trois cents mots de vocabulaire dont ils disposaient, en comptant large, le néant culturel, l’agressivité à fleur de peau, la détresse sous-jacente, l’océan de misère dans lequel ils surnageaient, oui, c’était dur, très dur. Ce n’était pas réellement un travail de prof. Anna ne savait comment le qualifier. En quelques phrases, elle dressa un portrait de Moussa. Du désastre Moussa. Il était arrivé en bout de course, la tête farcie de rêves qui lui resteraient à jamais inaccessibles. Le collège l’avait doucement amené au bord du gouffre. Dans quelques mois, il y basculerait. Cependant elle ne cacha pas sa satisfaction de le voir exclu.
– C’est lui ou moi, confia-t-elle. Il faut qu’il dégage, au conseil de discipline, je ne vais pas me gêner. Aucune échappatoire. J’essaie de me protéger, on ne peut pas me le reprocher, ce gamin, c’est une plaie, une véritable plaie… Un seul élément comme lui et toute une classe se retrouve foutue !
– Fais bien attention, si tu tiens ce genre de propos au mauvais moment, devant un mauvais public, on va te soupçonner d’être une affreuse réactionnaire, voire te taxer de racisme, la prévint Simon avec une pointe de malice.
Il caressa la joue de sa fille avant de l’embrasser. Il sentait bien qu’elle ne lui avait pas tout dit, mais se refusa à l’importuner davantage. Ils se séparèrent. Simon acheta Le Monde à un kiosque de la place de la Concorde. Le quotidien titrait sur les dernières frasques du régime iranien, qui multipliait les signes de radicalisation. Dans un discours qui ne devait rien à l’improvisation, mais au contraire à une provocation sciemment réfléchie, le président Ahmadinejad appelait à rayer l’État hébreu de la carte. Quiconque reconnaît Israël brûlera au feu de la fureur de la oumma musulmane, avait-il déclaré. Le dessin de Plantu le caricaturait entouré de mollahs, avec une maquette de centrale nucléaire entre les mains, et un brassard sur lequel la croix gammée des nazis était remplacée par le pictogramme atomique…
Simon pâlit, secoua la tête, incrédule, plia le journal et le glissa dans la poche de son veston.
Anna avait poursuivi son chemin à pied, à travers les jardins des Tuileries. Aux abords du Louvre, alertée par la manchette, elle acheta à son tour le journal.